Tibhirine
C’était en septembre 1991, c’est-à-dire bien avant que ce nom de Tibhirine soit connu du monde entier. J’achevais un séjour d’un mois en Algérie. J’étais allé là-bas sur l’invitation d’amis Algériens et, comme diacre tout neuf, je voulais aussi découvrir cette Église que je croyais perdue en terre d’lslam. En quelques semaines, j’avais croisé dans les familles algériennes tant de tristesses, d’espoirs, de malheurs et d’envies de vivre... j’étais profondément remué.
Il me restait trois jours avant de repartir. Je passe saluer les Pères Blancs des Glycines à Alger et je découvre un petit papier jauni qui présente une communauté de moines au sud d’Alger: Notre-Dame-de-l’Atlas. Je me renseigne, « pas besoin d’appeler, d’ailleurs le téléphone ne marche pas très bien, ils sont forcément là. Tu peux y aller si tu veux ». Je prends mon sac à dos, direction la gare routière et j’attrape le premier bus pour Médéa.
Tous ceux qui ont connu le soleil d’Algérie savent comment l’air est incroyablement transparent là-bas. Depuis Médéa, je suis monté à pied jusqu’à Tibhirine. J’étais soufflé, je n’avais jamais vu une aussi belle montagne, si étrangement rouge. En arrivant, un moine m’a montré ma chambre, presque sans rien dire. Près du lit, sur la petite caisse en bois qui servait de table de chevet, il y avait un livre du père Lafrance « Quand vous priez, dites Père », un de ces livres dont on sait qu'il a du poids mais qu’on ne prend jamais le temps de vraiment lire. Il résonna très fort dans ce lieu durant ces trois jours.
Les offices étaient extraordinairement simples, un vieil homme du village en burnous venait prier avec les frères. J’ai vu la file des villageois attendre patiemment le frère médecin. J’ai vu le sourire de ce brave frère Luc. J’ai vu les paysans venir gratter la terre avec le frère Paul. Je vous assure que j’ai vu la gloire de Dieu.
En Galilée, la tradition rapporte que le mont de la Transfiguration serait cette grande colline qu’on appelle le mont Thabor. Ce séjour, entre ciel et terre dans la montagne rouge de l’Atlas, a été un de mes Thabor… Quelques mois plus tard, le frère Christian de Chergé prenait la peine de m’écrire à l’occasion de mon ordination presbytérale. Je garde cette lettre comme une précieuse relique. Chaque mot a désormais le poids du sang versé : « Gardez bien la conviction que le message qui vous est confié est plus actuel que jamais et qu’il requiert de nous prière et ouverture de cœur en même temps qu’amour pour notre temps...alors il vous sera donné de le traduire en rejoignant l’attente de ce monde créé vers Dieu. »
Pour sept frères trappistes, le 26 mars 1996, la belle montagne de Tibhirine est passée du Thabor à Gethsémani. Pour beaucoup en ce moment elle devient aussi un lieu où s’annonce le Ressuscité.
Père Frédéric Gatineau
Octobre 2010